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Le grand coup de balai

Par Alexandre Zollinger

jeudi 8 mai 2014


Mes premières années de pratique du iai à l’Ecole du Budo se sont déroulées dans le Dojo de l’avenue de la Tranchée ; pour ceux qui ne l’ont pas connu, il s’agissait d’un Dojo « à l’ancienne », ou plus exactement d’un local urbain aménagé à la japonaise, avec parquet, panneaux en bois, emplacement pour les chaussures... Un endroit à nous, une zone de calme à quelques mètres de l’un des axes les plus passants de Tours. En début de cours, le plus souvent, nous enlevions les tatamis et les mettions en pile pour pratiquer à même le sol. Le contact rude entre le parquet, désespérément dur, et nos genoux et chevilles, tout aussi désespérément sensibles, en a découragé plus d’un ! Mais, cette difficulté mise à part, la pratique sur parquet présente bien des avantages.

En effet, le tatami peut être piégeux, voire fourbe. C’est un faux ami, confortable comme un canapé trop mou dont on n’arrive à s’extirper. S’il est en plastique, et non en coton, c’est encore pire ! Il nous fait trébucher, vaciller, nous brule les orteils, bloque nos mouvements, accroche notre hakama qui ne trouve rien de mieux à faire que de se glisser sous notre pied ! Le parquet, lui, est honnête. Pas complaisant, mais sincère. « Si tu as mal, nous dit-il, c’est de ta faute, non de la mienne ! Positionne-toi différemment et détends-toi. Tu verras, cela ira mieux ».

A la fin du cours, nous remercions ainsi le parquet pour cette nouvelle leçon en prenant soin de lui. Juste retour des choses ! Armés de balais, nous partions en guerre contre la poussière et cherchions à faire place nette. Le coup de balai devait être passé avec art : veiller au positionnement du corps, focaliser son attention comme s’il s’agissait de la chose la plus importante et intéressante au monde ! Une application directe, somme toute, de ce que les pratiquants de zen nomment "samu" [1].

Aujourd’hui, nous sommes dans un dojo municipal moderne, dont les tatamis restent constamment en place. Le ménage est assuré, j’imagine, par une société d’entretien… Mais je reste plus que jamais convaincu de l’importance martiale du coup de balai.

J’irai même plus loin : le iaido (comme sans doute beaucoup d’autres Voies orientales) est un coup de balai permanent. On frotte notre pratique, on voit quelle poussière cela a dégagé, puis on nettoie. On identifie les petits mouvements inutiles que l’on rajoute, consciemment ou non, à nos katas ; puis on essaye de les enlever pour arriver, progressivement, à la forme la plus sobre, la plus pure possible. L’écriture, c’est la même chose, d’ailleurs. Il faut enlever plus que rajouter. Un bon style ne peut être, à mon sens, que simple et sobre. Ou, du moins, cette sobriété est le point de départ nécessaire, la condition sine qua non pour ensuite pouvoir développer une expression plus originale. D’abord nettoyer, ensuite remplir, enrichir, densifier. Quand on emménage, on nettoie le sol avant d’installer ses meubles, pas le contraire…

Joël nous donne en ce moment, pour procéder à ce grand nettoyage, du matériel de pointe, efficace bien que simple. Nous travaillons en effet sur un double rythme : accéléré et ralenti [2].

Le balai-brosse et la serpillère. Accélérer le kata, le réaliser le plus rapidement possible, au-delà de nos facultés de contrôle, exacerbe nos défauts et les rend donc très visibles, très sensibles. Ralentir permet ensuite d’essayer de corriger les erreurs mises au jour, de faire attention, dans l’instant, à chaque détail afin produire le kata le plus propre possible.

Le travail d’accélération dont il est ici question est distinct du rythme qu’adoptent beaucoup de pratiquants (je me mets dans le lot, même si j’essaye de faire attention) lorsqu’ils précipitent leur mouvement en pensant trouver ainsi force et fluidité : ce n’est là que de la poudre aux yeux, un moyen de cacher la misère, de refuser de voir nos imperfections. Bref, de planquer la poussière sous le tapis… Quand on précipite un mouvement, on croit le contrôler alors qu’il n’en est rien ; ce rythme élevé aveugle. Au contraire, accélérer au maximum un mouvement, c’est renoncer à l’idée même de contrôle, et donc accepter l’imperfection. Dans cette perspective, l’accélération éclaire, nous fait voir nos défauts de positionnement, la force inutile que l’on place à tel ou tel instant, les ouvertures que l’on crée…

Ces deux rythmes – accéléré et ralenti – ont chacun leur utilité, mais apparaissent surtout complémentaires. L’été dernier, en pratiquant dans mon jardin, je m’étais fixé comme méthode d’emprunter le rythme lent du Tai Chi Chuan pour réaliser mes katas. Cela me semblait être un moyen de développer une présence légère et constante et de gommer les imperfections dont je pouvais avoir conscience. De reprendre chaque mouvement étape par étape, tout en créant un lien entre celles-ci. Ce travail a été fructueux, riche en sensations. Mais pas suffisant en soi, comme me le démontre clairement l’exercice de double rythme initié par Joël en ce début de saison. Passer la serpillère sans avoir de quoi frotter, c’est moins efficace. Les saletés bien incrustées ne sont qu’effleurées et demeurent donc, tranquilles… Par exemple, il est plus facile, avec un rythme lent, de contrôler le poids de notre sabre quand bien même notre teno uchi laisserait à désirer. On peut alors se laisser berner par cette apparence de facilité ou d’exactitude. Mais si l’on applique cette même position de main lors d’une pratique accélérée, le masque tombe et l’on ne peut alors que constater les dégâts… L’alternance des rythmes est donc à privilégier, chacun nous apportant une information ou nous conduisant à un travail de corps particulier.

Tel un concierge à qui l’on aurait confié l’entretien d’un gratte-ciel, le budoka doit donc balayer, marche par marche, pour pouvoir gravir l’escalier sans fin de sa Voie ! Avec humilité, constance et, bien sûr, en commençant devant sa porte ;-).


[1Jacques Brosse définit le samu comme étant « tout travail, surtout manuel, entrepris pour la communauté et exécuté dans un état de parfaite concentration, en zazen » : v. J. Brosse, « Satori, dix ans d’expérience avec un Maître Zen », Paris : Albin Michel, collection Spiritualités vivantes, 2ème édition, 1984, p. 309.

[2Il s’agit là, exclusivement, de rythmes de travail, d’exercice, nous permettant de développer des sensations et compétences que l’on pourra ensuite intégrer dans notre kata "normal". Ce dernier a en effet, en lui-même, son propre rythme.


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